Chaque année, ce sont environ 161 milliards de FCFA qui échappent aux caisses de l’État sénégalais du fait de pratiques d’évitement fiscal élaborées par certaines multinationales, selon les estimations du Tax Justice Network. À cela s’ajoute un phénomène plus insidieux encore : le dumping fiscal, ou la surenchère à l’attractivité au détriment de la souveraineté budgétaire. Dans un contexte où les besoins en financement du développement sont colossaux, ces stratégies privent l’État de ressources précieuses, compromettent l’équité fiscale et fragilisent les fondations de la gouvernance économique.
Le Sénégal, tout comme nombre de ses voisins africains, subit de plein fouet les effets de la mondialisation financière asymétrique. À l’échelle continentale, les pertes fiscales liées aux flux illicites des entreprises sont estimées à 89 milliards de dollars par an, selon la CNUCED. Dans une économie comme celle du Sénégal – à la fois ouverte, vulnérable, et en quête d’investissements structurants – la planification fiscale agressive des grandes firmes constitue un levier d’érosion massive de la base imposable.
Les techniques déployées sont d’une redoutable efficacité : manipulation des prix de transfert, délocalisation fictive des bénéfices dans des juridictions à fiscalité minimale, création de sociétés écrans ou de holdings dans des paradis fiscaux, le tout dans un enchevêtrement légal savamment orchestré. Le secteur extractif, emblématique de la rente naturelle sénégalaise, illustre ces dérives. Malgré des volumes d’exportation conséquents en or, zircon ou phosphate, les recettes fiscales issues des groupes miniers demeurent dérisoires. Cette situation est souvent aggravée par des conventions fiscales déséquilibrées, négociées dans des rapports de force défavorables à l’État hôte.
Quant au dumping fiscal, il s’apparente à une véritable course vers le bas. À travers des incitations fiscales généreuses – exonérations prolongées, taux d’imposition ultra-réduits, traitements préférentiels –, l’État cherche à attirer les grands investisseurs étrangers. Mais ce modèle, souvent présenté comme un passage obligé pour stimuler l’investissement direct étranger (IDE), engendre une dépendance structurelle et participe à la fragilisation des recettes publiques. L’entrée en vigueur progressive de l’impôt minimum mondial à 15 %, promu par l’OCDE, pourrait toutefois rebattre les cartes et limiter certaines pratiques d’optimisation les plus agressives dans la région.
Des réformes ont été engagées au Sénégal, mais peinent encore à produire des résultats probants. L’administration fiscale s’est dotée d’unités spécialisées dans l’analyse des prix de transfert et a rejoint le Cadre inclusif BEPS (Base Erosion and Profit Shifting) piloté par l’OCDE. Le pays a également signé plusieurs accords d’échange d’informations fiscales. Néanmoins, ces avancées demeurent entravées par un déficit de moyens humains et techniques, un accès limité aux états financiers consolidés des groupes multinationaux, et une marge de négociation restreinte face aux intérêts économiques majeurs.
Pendant ce temps, le fossé s’élargit entre les multinationales, qui parviennent à diluer leur charge fiscale, et les entreprises locales, soumises à des règles plus strictes, sans accès aux mêmes mécanismes d’optimisation. Ce déséquilibre fiscal alimente un ressentiment croissant, sape la légitimité de l’impôt, et accentue la distorsion de concurrence au détriment du tissu productif national.
Face à cette double saignée, l’évasion fiscale et le dumping, la riposte doit être systémique. Elle suppose une reconfiguration ambitieuse des incitations fiscales, la publicisation des conventions passées avec les investisseurs internationaux, ainsi qu’un renforcement de la transparence sur les bénéficiaires effectifs. Mais au-delà des outils techniques, c’est d’un sursaut politique et citoyen dont il est question : replacer la fiscalité au cœur du pacte républicain, comme socle de justice, de redistribution et de souveraineté.
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