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CENTIF et médias au Sénégal : l'équilibre délicat entre transparence et protection des acteurs financiers (Par Abdou KEBE)

Auteur: Abdou KEBE

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CENTIF et médias au Sénégal : l'équilibre délicat entre transparence et protection des acteurs financiers (Par Abdou KEBE)

Depuis quelque temps, les médias sénégalais relaient avec une intensité croissante les rapports de la CENTIF transmis à la justice, particulièrement ceux impliquant des Personnes Politiquement Exposées (PPE). Certains chroniqueurs n'hésitent pas à les disséquer, voire à en faire la « lecture » sur les plateaux, diffusant ainsi des informations sensibles – souvent brutes – auprès d'un public qui ne connaît pas toujours le rôle précis de cette institution. En tant qu’expert en conformité bancaire, spécialisé dans la lutte contre la criminalité financière en Afrique avec plus de treize ans d'expérience régionale, je souhaite alerter sur les risques systémiques d'une telle approche. Mon objectif est de porter la voix des banques et des Chargés de la Conformité (Compliance Officers), souvent confrontés à la gestion de données non vérifiées ou erronées, et d'apporter un éclairage documenté sur ces enjeux complexes.

1. La CENTIF : rôle, composition et enjeux

La Cellule Nationale de Traitement des Informations Financières (CENTIF), en sa qualité de cellule de renseignement financier (CRF), est une structure administrative indépendante placée sous l'autorité du Ministère des Finances. Créée en vertu de la Loi uniforme n° 2004-09 du 6 février 2004, elle traduit la volonté des États de l'UEMOA de lutter contre la criminalité financière et le blanchiment de capitaux. Son action s'inscrit aujourd'hui dans le cadre juridique de la loi sénégalaise n° 2024-08 du 14 février 2024 relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

Composée d'experts issus des ministères des Finances et de la Justice, de la BCEAO et d'autres institutions de contrôle, la CENTIF a pour mission de centraliser et d'analyser les Déclarations d'Opérations Suspectes (DOS) transmises par les « assujettis ». En vertu de la réglementation les assujettis concernent 24 catégories professionnelles. Y figurent non seulement les banques (28 établissements) et les Services Financiers décentralisés (128 structures), mais aussi les notaires, les agents immobiliers, les casinos, et même les commerçants en métaux précieux.

Le rôle de la CENTIF est crucial dans un contexte où les Flux Financiers Illicites (FFI) représentent un défi majeur. Le dernier rapport 2024 du GIABA estime ainsi que ces flux au Sénégal s'élèvent à plus de 95 milliards de FCFA provenant notamment du secteur extractif, de la corruption, de la fraude fiscale et de fausses déclarations douanières.

Il est essentiel de préciser que la CENTIF n’est pas une autorité de contrôle comme l’IGF(Inspection Générale des Finances) ou l’IGE (Inspection Generale d'Etat). Conformément à l'Article 64 de la loi uniforme, elle ne mène pas d'audits contradictoires. Sa mission consiste à recevoir, traiter et analyser les flux financiers pour en vérifier la licéité – c'est-à-dire déterminer l'origine, la destination et la justification économique des transactions atypiques – et, le cas échéant, informer l'autorité judiciaire. Cette activité est illustrée par son rapport annuel 2024, qui fait état du traitement de 928 déclarations de soupçons, ayant abouti à la transmission de 46 DOS à la justice, soit un taux de 4,95 %. Ces chiffres confirment que les déclarations de soupçons, loin d'être systématiques, ne concernent qu'un nombre très limité de transactions.

Enfin, dans le respect de la charte du Groupe Egmont, la CENTIF échange des informations avec les Cellules de Renseignement Financier (CRF) étrangères, comme TRACFIN en France. Ces échanges, régis par les principes de réciprocité et de confidentialité, assurent la sécurité des données tout en renforçant la coopération internationale.

2. Les banques : entre protection des clients et obligations légales

Les banques sénégalaises, qui détenaient en 2024 un actif total de 13 940,04 milliards de FCFA selon la BCEAO, ont une mission fondamentale : recevoir l'épargne des ménages, financer l'économie, tout en protégeant et en conseillant leurs clients.

A ce titre, elles jouent un rôle important dans la lutte contre la criminalité financière, avec une obligation de surveillance des transactions et des contrôles renforcés sur les PPE. La gestion de cette clientèle, qui suscite un intérêt médiatique particulier, est effectuée avec discernement, tant sur le plan commercial que pour la maîtrise des risques, dans le souci constant de protéger les intérêts de ces clients sensibles. Cette gestion s'applique aux trois sphères des PPE : i) par le statut (personnes occupant ou ayant occupé des fonctions publiques importantes), ii) par le cercle d'influence (personnes directement liées aux PPE de par leur statut) et iii) par le cercle familial (membres de la famille au premier degré des PPE i) et ii) ). Ainsi, la lutte contre le détournement de deniers publics ne concerne pas seulement les titulaires de fonctions publiques, mais peu aussi impliquer leur entourage immédiat.

In fine, il convient de rappeler que l’objectif premier des banques n’est pas de dénoncer, mais de conseiller et de protéger leurs clients. C'est la raison pour laquelle elles mettent en œuvre toutes les diligences nécessaires pour préserver la réputation de leur clientèle, une dégradation de celle-ci les concernant indubitablement aussi.

3. Les Compliance Officers : un rôle stimulant, stressant et méconnu

Le Chargé de la Conformité (Compliance Officer), dont les missions sont précisées par les articles 12 à 14 de la loi uniforme, veille au respect des normes légales et réglementaires dans des conditions souvent difficiles. La dernière enquête de l'Association des Compliance Officers d'Afrique Francophone (publiée en juin 2024) révèle l'ampleur de cette tâche : un professionnel traite en moyenne 812 alertes par mois pour aboutir à seulement 4,8 déclarations à la CENTIF après une investigation approfondie. Ce chiffre, qui corrobore le faible taux de transmission évoqué précédemment, est en totale contradiction avec la stigmatisation des banques observée dans les médias.

Cette médiatisation excessive, qui mentionne souvent le nom des établissements bancaires, place ces professionnels dans une situation intenable. Le turnover dans ce métier atteint désormais des niveaux préoccupants, principalement en raison du stress et des risques réputationnels subis. Les données montrent d'ailleurs que la majorité des Compliance Officers interrogés considèrent la pression médiatique comme leur première source de stress professionnel.

En définitive, il est impératif que les journalistes traitant des dossiers de la CENTIF adoptent une approche responsable, évitant de générer une défiance généralisée envers le système bancaire, ce qui ne ferait que fragiliser l'économie sénégalaise. Les banques, qui participent significativement aux investissements privés et contribuent de manière non négligeable au PIB national, méritent un traitement médiatique équilibré.

Les Compliance Officers, dont la mission ingrate mais vitale protège l'intégrité de notre système financier, exigent que leurs actions soient comprises plutôt que stigmatisées. Le traitement médiatique doit privilégier l'analyse approfondie à la révélation sensationnaliste, en préservant la nécessaire confidentialité des procédures. La transparence, si essentielle soit-elle, doit s'allier à la prudence pour maintenir l'équilibre délicat entre la justice et la stabilité financière, entre le droit à l'information et la protection des acteurs économiques.

Abdou KEBE,

Expert Conformité Bancaire en Afrique

Spécialisé en lutte contre la Criminalité financière

Kebe.abdou@gmail.com

Auteur: Abdou KEBE
Publié le: Mardi 14 Octobre 2025

Commentaires (6)

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    Nit il y a 18 heures

    La disposition légale de signaler les transactions financières douteuses existent dans presque tous les pays. L'obligation de signalisation aux autorités est atteinte à partir d'un certain montant par exemple. Au Sénégal, ceci semble être poltiquement instrumentalisé et c'est là le problème. Les banques doivent réagir à cela car si cela continue, on file droit vers une crise de liquidités et de l'épargne parce que plus personne ne se sentira en sécurité de placer son argent à la banque.

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    @Nit il y a 16 heures

    Tu n'as rien compris ...

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    ardoo il y a 18 heures

    Ce qui n'est pas possible, c'est de générer des millions de benéfices voire des milliards sans tenir une comptabilité et payer ses impots. On a des experts comptables et des comptables agrées dont le role est d'assister et d'accompagner les opérateurs économiques dans le respect de leurs obligations fiscales de déclaration et de paiement d'impot. et de taxes. Les honoraires sont très accessibles. Il est temps que l'informel soit mis à contribution. Les routes, les infrastructures publiques qu'ils utilisent sont financés par des impots et taxes. C'est très égoiste de gagner des milliards sans comptabilité et sans payer de l'impot.

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    May il y a 18 heures

    Nit, pourtant il dit et je lis que même les notaires font des déclarations à la centuf. Piyrquoi stimagues tu les banques ? Sur quoi te fondés ru pour dire que les dossiers sont politisés ?
    Il dit subtilement que les PPE subissent un traitement particulier.

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    Je le connais il y a 18 heures

    Abdou, cela m'a beaucoup surpris de voir ra photo 😉. Tu es tellement discret.
    Il est le meilleur de sa génération et dans son domaine. Chapeau !!

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    Ousseynou il y a 18 heures

    Merci Abdou de nous avoir défendu. Nous en avions besoin. Chacun parle et peu comprenne ce qui se passe réellement.
    @complianceofficer

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    Mohamed il y a 17 heures

    Une analyse d’une grande pertinence et parfaitement équilibrée. Ce niveau de réflexion ne surprend pas compte tenu du profil. Félicitations !

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